Verjus on Bernard-Griffiths and Madeléna, eds. (2016)

Bernard-Griffiths, Simone, and Daniel Madeléna, éditeurs. Les Relations familiales dans les écritures de l’intime du XIXe siècle français. PU Blaise Pascal, Centre de recherche sur les littératures et la sociopoétique, CELIS, 2016, pp. 308, ISBN 978-2-845-16704-9            

Ce travail collectif dense et d’une cohérence bienvenue, évoquant une grande diversité d’écrits de l’intime, est articulé autour de deux axes: la relation familiale dans les écrits personnels, d’une part, et ce que l’écriture intime fait à l’individu d’autre part. Il manque une introduction à cet ensemble très riche, qui aurait mérité une contextualisation de ces relations familiales contées à travers des lettres, des mémoires ou des journaux intimes. Le texte d’Isabelle Brouard-Arends sur le XVIIIe siècle (“Les Écritures de l’intimité familiale du XVIIIe à l’aube du XIXe siècle: entre conservatisme et ouverture,” 264–71) permet en partie de combler ce manque, en rappelant d’une part l’importance de la représentation de la maternité dans la mise en valeur de la vie familiale à l’aube du XIXe siècle et, d’autre part, le rôle de Jean-Jacques Rousseau qui a permis, par l’usage de la fiction épistolaire, la “transformation du discours romanesque en traité éducatif” (267), plaçant l’intime “au cœur de l’attention du lecteur” (267). Au travers des Notes journalières prises par le général Maximilien-Sébastien Foy, entre 1820 et 1825 (“Politique de l’intime dans les Notes journalières du général Foy (1820–25),” 67–78), Jean-Claude Caron décrit une famille du début du XIXe siècle dans laquelle l’unité du sujet “se dilue dans l’intimité familiale pour n’exister que dans sa complémentarité” avec d’autres (71). Si en ces années révolutionnaires s’invente l’individu moderne, celui-ci reste encore pensé à partir d’une figure enclavée dans la communauté familiale.

La première moitié du siècle est encore largement à l’arbitraire parental en matière d’instruction, surtout pour les filles. La plainte de Louise Girard de Heredia, dans son journal intime (1820–77), en dit long (“Le Journal de Louise Girard de Heredia: un règlement de compte familial,” par Yann Mortelette, 79–98): son père a sacrifié son éducation, lui imposant “des devoirs secs et arides, des travaux fatigants” (82). Le journal, ici, sert de “compensation aux déceptions que lui apportent les relations familiales” (85), qu’elles soient conjugales ou parentales. L’écriture intime, note Mortelette, est “le testament d’une âme,” et Louise y donne libre cours à un désir d’écrire auquel elle n’a jamais renoncé. Tout autre est le journal d’Adèle Hugo étudié par Lucienne Frappier-Mazur (“Le journal d’Adèle et la famille Hugo en exil,” 99–116). Destiné à chroniquer l’exil, mais aussi à valoriser le génie du chef de famille, le journal illustre la fonction “auto-prospective” du journal. Sans lui, la diariste n’aurait pas quitté sa famille pour rejoindre son amant à la Barbade.

On le sait peu, les Goncourt ont publié leur vision de la famille en 1854, dans La Révolution dans les mœurs (commenté par Pierre-Jean Dufief dans “Les Goncourt en leur correspondance familiale: les lettres aux cousins Labille,” 117–27). Ils y dépeignent en l’idéalisant une famille qui “ignorait les clivages, le morcellement, la volonté d’autonomie, l’individualisme devenu le fondement de la société née de la Révolution” (118). Mais leurs lettres se démarquent de ces prises de position: “La prison ou le mariage, une place, me feraient mourir. Même la servitude de l’hospitalité m’abat,” écrivent-ils en 1858. Plus tard, la charge est plus générale: “La famille produit l’aplatissement des instincts généreux de l’homme” (121). Elle est ainsi une “grande machine de démoralisation et d’abrutissement […]” (121).

Ce désaccord entre les écrits personnels et les écrits publics se retrouve dans la correspondance de la comtesse de Boigne (étudiée par Philippe Antoine dans “Une si cruelle distance: les lettres de voyage de la comtesse de Boigne,” 141–52). La jeune femme y révèle ce que les textes publiés laissent de côté: un ensemble de “déclarations passionnées (dont bon nombre sont explicitement adressées au père)” (147) et le récit d’un sacrifice, celui de son mariage, que l’enfant “reproche à ses parents de ne pas avoir empêché” (149). Il faut cependant, avertit Antoine, rester critique vis-à-vis de la correspondance comme envers tout récit: “L’affirmation du moi et le caractère spontané de l’écriture (…) ne font pas nécessairement bon ménage avec la ‘vérité’” (149). L’œuvre de François-René de Chateaubriand permet elle aussi d’étudier la distance entre ce qu’on se dit à soi-même et ce qu’on accepte de dire de soi-même (“Des Mémoires de ma vie aux Mémoires d’outre-tombe: le portrait de la mère de Chateaubriand,” par Fabienne Bercegol, 237–50). On découvre à travers la comparaison entre les deux textes un portrait plus amer de ses parents: un père despotique qu’il craint par-dessus tout, une mère coupable de négligence et, pire peut-être, de préférence.

Qu’il soit vrai ou pas, le discours avec l’autre, dans la correspondance, porte toujours “un discours avec soi, un entretien intime, discret sans être secret, qui donne aux mots une coloration particulière, qui en fait les artisans d’un projet identitaire où se cherche une résolution imaginaire des conflits” (Roland Le Huenen, dans “Victor Hugo au fil de sa correspondance et de ses écrits intimes: l’orphelin, le frère, le mari,” 165–79). À cet égard, la figure parentale y occupe une place de choix, qu’elle soit adorée ou crainte, même quand elle est défaillante. On observe chez Lucien Descaves des élans pour un père attentif et tendre, principal éducateur voire “collaborateur” (“‘Papa Descaves’. À père graveur, fils écrivain (Lucien Descaves et son père dans leur correspondance),” par Jean de Palacio, 209–14). Chez Alphonse de Lamartine, c’est la figure maternelle qui est idéalisée par l’écrivain. Dans “La Figure de la mère dans les écrits personnels de Lamartine: la Muse et l’initiatrice” (217–35), Sébastien Baudoin montre qu’en décrivant sa mère comme une sainte, par la médiation de cette image “matricielle,” le poète s’aventure “sur le terrain du ‘Moi’” (217); mais d’un “moi” spirituel et religieux, cette supériorité morale que le siècle accorde aux mères. Avec “Judith Gautier, au fil des souvenirs” (par Roxana M. Verona, 251–63), on balance entre “le monument élevé au père” et “la difficulté de parler de soi,” qui ne va pas sans un “ressentiment persistant à l’égard de ses parents” (253).

Dans “L’Image de la mère dans la correspondance de Balzac” (181–91), Anne-Marie Baron peint un portrait à charge: “Femme sans tendresse, créancière pressante, critique impitoyable, telle a été cette mère aigre dont le sadisme a créé, chez Balzac, une hypersensibilité masochiste” (190). Nulle trace dans cette analyse psychanalytique des conditions matérielles dans lesquelles vivent les veuves, souvent obligées de dépendre d’un fils pour survivre. Rares sont ceux, décrits dans ce volume, qui comme Guy de Maupassant parviennent à établir une distance. C’est une originalité de l’auteur d’Une Vie (1883), soulignée par Jana Truhlarova dans “La Vision de la famille dans la correspondance de Guy de Maupassant” (193–208), que de se montrer neutre avec ses parents proches.

On nous pardonnera de ne pas avoir rendu compte de tous les textes de ce volume, faute de place. L’ensemble montre des approches, historiennes ou littéraires, qui se complètent, prouvant qu’un dialogue entre les disciplines est possible, même si l’on souhaiterait que les bibliographies restent moins imperméables les unes aux autres. 

Anne Verjus
New York University
Volume 46.1–2