Glinoer on Moretti (2013)

Moretti, Franco. The Bourgeois. Between History and Literature. London: Verso, 2013. Pp. 224. ISBN: 9781781680858

Les lecteurs qui ont découvert Franco Moretti avec son fameux Graphs, Maps, Trees (2005) et l’ont suivi dans le récent Distant Reading (2013) auront quelque surprise à la lecture de son dernier livre. Malgré les effets d’annonce en quatrième de couverture, The Bourgeois fait relativement peu appel aux méthodes quantitatives et pas du tout à leurs représentations graphiques. Il s’agit ici d’une talentueuse et érudite, mais somme toute peu aventureuse promenade dans les bois du roman occidental du XIXe siècle à la recherche de la figure labile, et relativement peu étudiée sur le plan culturel, du bourgeois (la femme bourgeoise est de son côté complètement oubliée tout au long du livre).

Pour démonter la culture bourgeoise, le livre plonge dans un corpus diversifié mais relativement restreint de romans (ainsi que quelques poèmes et le théâtre d’Ibsen) issus du canon fictionnel occidental. Moretti soumet ces œuvres—une à une, plus rarement par comparaisons—à l’analyse de traits stylistiques et à l’identification des mots-clés jugés significatifs, qu’il remet ensuite en perspective avec des considérations sociologiques, philosophiques et anthropologiques tirées de Max Weber, György Lukács, Immanuel Wallerstein, Joseph Schumpeter ou encore Erich Auerbach.

On retrouve dans les prémisses et dans la démonstration une perspective relativement proche de celle de la sociocritique marxiste des années 1960 et 1970, à savoir que les œuvres littéraires nous fournissent, moins dans l’idéologie qu’elles défendent explicitement que par des éléments formels que l’herméneute serait seul à même de saisir, des clés de lecture des phénomènes socio-historiques. Pour le dire avec ses mots: ce qui importe dans l’histoire littéraire comme partie de l’histoire de la société, c’est “the connection between a specific form and its social function” (15).

En voici trois exemples: avec Robinson Crusoe, auquel le premier chapitre est consacré, Moretti identifie, partant de L’Éthique protestante de Max Weber, une opposition entre éthique du travail et culture de l’aventure; puis il fait valoir deux traits stylistiques, à savoir la construction de phrases selon des verbes qui indiquent que les actions de Robinson s’enchaînent sans fin ainsi que l’abondance d’objets (“things”) dépourvus de signification propre sinon par leur inscription précise dans un ordre des choses. Avec le Wilhelm Meister de Goethe et le Waverley de Scott, Moretti étudie l’usage de ce qu’il appelle “fillers,” ces scènes qui ralentissent le cours de la diégèse comme la vie bourgeoise aime avoir un rythme lent et constant. Dans Madame Bovary et l’usage que fait Flaubert du discours indirect libre, il voit, à rebours de l’interprétation dominante, le contrôle social panoptique du romancier bourgeois sur toutes les voix auxquelles il donne naissance. On le voit, quelle que soit l’originalité bien réelle des analyses de textes, le système d’homologies entre structure textuelle et tendance sociale—même médiatisé par la référence à des penseurs sociaux—risque de tourner à un mécanisme réducteur auquel The Bourgeois n’échappe pas toujours.

Le choix du corpus, surtout chez un auteur connu pour son ouverture méthodologique, étonne: Moretti en reste aux grands chefs-d’œuvre de la tradition réaliste, sans justifier l’éviction de tant d’autres œuvres qui auraient pu être jugées tout aussi représentatives (On pourra ainsi se référer, par contraste, aux précautions de Priscilla P. Clark dans The Battle of the Bourgeois, 1973). Pourquoi décréter par exemple que les Illusions perdues de Balzac est plus significatif des évolutions de la vie bourgeoise que Le Comte de Monte-Cristo?

C’est finalement dans le chapitre consacré à Ibsen, opportunément placé en fin de volume, que l’étude obtient ses meilleurs résultats: dans l’univers du dramaturge, peuplé d’administrateurs, de marchands, de banquiers, d’avocats, de professeurs, bref de bourgeois, la classe bourgeoise ne s’oppose pas à une autre; c’est en son sein que les conflits se nouent, que les demi-vérités s’énoncent, que les trahisons se manifestent. Les personnages d’Ibsen se situent dans une zone grise, celle de l’équivoque, où certains pâtissent, d’autres dominent mais sans chercher à échapper à leur classe d’origine ou vouloir en justifier l’existence. Moretti voit là une nouvelle phase dans la représentation du bourgeois: après le Robinson ou le Wilhelm Meister que les romans montraient en quête de reconnaissance, vient au temps de l’industrialisation et du capitalisme triomphant le bourgeois accompli, porteur de ses propres contradictions et de ses propres hypocrisies.

Reste la manière et Moretti y excelle: aisance à sauter de considérations stylistiques ou lexicales à des renvois à la philosophie politique, à la sociologie, ou encore à la théorie littéraire, capacité à prendre son lecteur par la main, à lui annoncer ses avancées et ses retours, ses errances et ses percées, intelligence de la construction du livre où l’ordre chronologique des œuvres traitées s’articule à merveille à celui des mots-clés et des traits stylistiques relevés et à celui des thèmes abordés. Il est à regretter que la rigueur et la nuance n’ont pas été cette fois à la mesure de l’élégance de l’auteur.

Anthony Glinoer
Université de Sherbrooke
Volume 42.3-4
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