Ippolito on Murphy (2020)

Murphy, Steve. Homais et Cie: Les dessous de Madame Bovary. Tome 1. Classiques Garnier, 2020, pp.1054, ISBN 978-2-406-09856-0

Il y a une logique, une Poétique interne(37), à la somme flaubertologique ci-dessus, et c’est dans la première partie du premier tome de Homais et Cie, qui expose l’importance de la vie souterraine (63) d’un roman hanté par l’Histoire (48), et qui joue constamment avec la langue pour mieux défier le réel et ses signes, que les lecteurs la trouveront exposée. Ainsi un travail systématique sur les jeux de mots et le pacte onomastique (192) dévoile-t-il bien des aspects ludiques et souvent négligés du roman. Parcourant (et cataloguant minutieusement) les territoires de l’implicite, Steve Murphy, qui après des travaux remarqués sur Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, a récemment publié sur Flaubert un remarquable recueil d’articles, Lectures de L’Éducation sentimentale (2017), et un superbe essai, Complexités d’Un cœur simple (2018), chasse après Michel Pierssens les embrayeurs de sens et les nœuds cognitifs (39), les associations d’images et les ingrédients lexicaux (41). 

L’histoire, la politique et l’économie sont loin d’être absentes de ces dessous du texte (71). L’artiste est un explorateur (544), écrivait, comme le rappelle Murphy, George Sand à Flaubert. Murphy explore les coins et les recoins de la France du dix-neuvième siècle telle qu’on la devine dans Madame Bovary, sans négliger les changements induits par la nouvelle ère économique (97) qui voit s’épanouir la révolution industrielle et se multiplier les nouveaux produits. Il traque la notion de progrès comme l’idéologie de Homais (133), la pensée conservatrice (158) comme les multiples critiques de l’ordre établi. Là où un article, voire même un court livre, ne peuvent toujours donner toute leur place à des choses qui sont à tort perçues comme secondaires, ce livre prend le temps de faire redécouvrir un monde. Ainsi la visite guidée de l’église post-révolutionnaire d’Yonville (103) vaut-elle le détour. Pourquoi le titre? C’est principalement de Homais et d’Emma, que Maurice Agulhon appelait à bon droit les deux personnages centraux du roman (28), qu’on parle dans ce livre, même si nombre de personnages si malencontreusement nommés secondaires les y accompagnent, tels Binet (915), Madame Homais (355, 970) ou Lestiboudois (1044). 

La seconde partie, qui traite des langues, du corps et des jeux de M. Homais, passe en revue aussi bien les multiples visages et masques de l’apothicaire et des siens (Justin compris) que les incessantes manifestations de la bêtise des demi-habiles et des faux savants. Murphy a patiemment consulté maints dictionnaires d’un temps qui avait la manie des dictionnaires, pour mieux déjouer les ambiguïtés de la polysémie et des registres de langue, ou les mystères de l’argot, des normandismes, et du vocabulaire spécialisé ; ainsi le recours au Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau ou au Dictionnaire du patois normand d’Édélestand et d’Alfred Duméril peuvent-ils permettre d’éclairer la genèse lexicale de Charbovari (197). Dans le tome qui suivra, on l’imagine, un index et une bibliographie faciliteront la relecture et l’utilisation de ce qui est aussi un indispensable ouvrage de référence. Mais rien ne remplacera une première lecture de découverte qui invite souvent à repenser un passage, nuancer une opinion, ou trouver un sujet d’article.

La troisième partie, qui revient sur les désirs d’Emma, commence en guise de contrepoint par détailler les multiples insuffisances de Charles. Par la suite, un décodage finement mené de l’expression de la sensualité et de la sexualité permet en particulier de mieux appréhender le discours du roman sur le fétichisme ou le luxe, la scène du fiacre comme celle qui prend place chez M. Guillaumin, les gestes et les ruses de Rodophe comme certains points communs entre Emma et Louise Colet. Tout un monde de tensions internes émerge alors des profondeurs, et se donne ici à voir jusque dans certaines notes de bas de page détaillées qui affinent encore l’analyse.

La quatrième partie, qui porte sur la cuisine de Flaubert (et de M. Homais), champ déjà fort labouré, est comme les autres extrêmement riche et neuve. Là encore, il s’agit d’identifier et de faire comprendre des chaînes d’éléments sémantiques formées de mots et d’expressions dont le lecteur d’aujourd’hui ne perçoit pas toujours toutes les implications. Appartenant ici au lexique de la nourriture jusque dans son emploi figural dans des syntagmes comme manger quelqu’un des yeux ou mettre les pieds dans le plat, ces éléments forment autant de discours parallèles au discours du roman, et se retrouvent plus concentrés dans certains épisodes déterminants (le mariage d’Emma, le bal à la Vaubyessard), la description de certaines habitudes (ainsi de ce qu’on mange chez les Bovary), l’exposition de certaines recettes (et par exemple ce qui se prépare dans le capharnaüm de Homais). Des produits coloniaux à l’inconscient alimentaire, des salicoques au pot-au-feu, du veau aux andouilles, des cailles aux truffes, de l’oseille aux cornichons, du pudding à la guimauve, et jusqu’à une succulente déconfiture aux abricots (855) dont on ne pourra plus se passer, chacun trouvera son lot. 

Il est impossible de relever toutes les pistes ouvertes par ce livre qui emprunte les avenues parfois tirées au cordeau de la critique à la française sans négliger “une partie de l’imposant massif de la critique flaubertienne anglo-saxonne (28). Cette œuvre pantagruélique à propos d’un livre sur (presque) tout” (30) s’est aussi construite dans un dialogue avec des lecteurs amis, précis et rigoureux, et parmi eux Georges Kliebenstein et Nathalie Ravonneaux. Qu’il soit permis de leur rendre ici un hommage bien mérité. On attend le second tome !

Christophe Ippolito
Georgia Institute of Technology
50.1-2