Bernard on Léo (2019)

Léo, André. Le Père Brafort, roman. Texte établi, annoté et commenté par Alice Primi et Jean-Pierre Bonnet. PU de Rennes, 2019, pp. LIV + 368, ISBN 978-2-7535-7759-6

Entre La Littérature en bas-bleus (Andrea Del Lungo et Brigitte Louichon, éditeurs, Garnier, 2010) et le second tome de La Littérature et les femmes (Martine Reid, éditeur, Gallimard, 2020), la dernière décennie a témoigné d’un intérêt accru pour les écrivaines du XIXe siècle. Bienvenue est donc la publication, aux Presses Universitaires de Rennes, du roman feuilleton d’André Léo Le Père Brafort, paru dans Le Siècle en 187273.

Socialiste et féministe, André Léo (18241900) le fut tant par son militantisme (membre de l’Association Internationale des Travailleurs, communarde) que par ses reportages, essais (La Femme et les mœurs, La Guerre sociale) et romans (Un divorce, Aline-Ali). Dans une éclairante introduction, Alice Primi précise les positions de Léo à l’époque du Père Brafort, et analyse ce “roman d’une vie” qui est simultanément “l’histoire d’un siècle.” Dans la présentation du texte, Jean-Pierre Bonnet suit les vicissitudes de sa genèse et de sa publication, émaillée de censures, dont certaines ont pu être comblées grâce à la traduction russe de 1872. Des notes abondantes, mais non envahissantes, et un index facilitent la lecture. 

Roman feuilleton, Le Père Brafort multiplie les rebondissements, coïncidences, reconnaissances, confrontations mélodramatiques, et n’échappe ni aux stéréotypes, ni au manichéisme. Roman de propagande, il brosse impitoyablement la lutte des classes, dénonce les méfaits du capitalisme et du cléricalisme, l’hypocrisie des nantis, les problèmes du mariage, de la maternité, de l’éducation féminine. Tout cela, avec un formidable entrain, et une contagieuse puissance de conviction. Roman de mœurs naturaliste, sérieusement documenté (dans Louis Blanc, Daniel Stern, Hippolyte Castille), il souffre la comparaison avec Sand, pour l’évocation de la condition féminine, Balzac, pour celle des milieux commerçants et de la double famille, Sue, pour la peinture des grisettes et de l’infanticide, Daudet ou Malot, pour celle des manufactures; avec Les Misérables, pour l’émeute de 1832, L’Éducation sentimentale, pour l’insurrection de 1848, Zola surtout, pour le coup d’État de 1851, les fortunes et curées qui le suivent, la grève, la Commune et le fratricide. 

Né en 1800 et mort en 1872, “Jean-Baptiste Brafort est le type le plus familier de cette génération d’hommes nés avec le siècle, qui ont participé à ses luttes et à ses épreuves […] sa vie, soit privée, soit publique, offre un résumé des instincts, des idées et des passions de la période de temps où il vécut” (1). Le livre relate l’ascension cahoteuse d’un petit-fils de serf et fils de garde-champêtre jacobin, qui, muni de quelque instruction, devient quincailler et garde national à Paris, patron d’une usine de tissage à Roubaix, maire de cette ville, député modéré à l’Assemblée sous la Deuxième République, préfet sous le Second Empire, et finalement, ruiné, chef de gare à Poissy. 

Terrorisé par le souvenir de la Terreur, Brafort le bien nommé, courageux et despotique, adhère à l’“Enrichissez-vous” de Guizot; il adule l’ordre et l’autorité, le patriarcat et les patriarchies, et, opportuniste, s’accommode de tous les régimes. Mécréant, il fréquente l’église. Il distingue les honnêtes femmes, qu’on épouse et asservit, et les autres, qu’on exploite sexuellement et économiquement. Petit-bourgeois, il se méfie des innovations techniques, et respecte trop la propriété pour prospérer dans la spéculation. 

Léo lui attribue les forfaits dont regorge la littérature contemporaine, et qu’il commet impunément, sans même en mesurer l’atrocité. Il abandonne son humble maîtresse enceinte, et son fils finira aux galères; il conclut un mariage d’argent, et reste aveugle aux incartades de sa femme; il force sa fille à épouser un noble, qui la désespère et qui le ruinera; il tyrannise ses ouvriers, surtout grévistes, et couche avec une ouvrière, qui tombera dans l’infanticide; enragé contre les partageux, il fait le coup de feu en juin 1848, et abat son neveu Jean; il sera terrassé par la nouvelle de Sedan et de la Commune.

Pourtant, “Brafort eut une éminente qualité, la première de toutes: il fut sincère” (18). Léo analyse finement son aliénation idéologique, sa soumission aux idées reçues, sa manipulation par des arrivistes (dont un machiavélique ami d’enfance). Si les héros désertent aujourd’hui les romans, observe-t-elle, “c’est qu’ils n’ont plus de semblables. On aime à se retrouver dans un autre […] Il est donc juste de prêter à la faiblesse, même au calcul d’autrui, la sympathie qu’on s’accorde en pareil cas à soi-même” (207). Et il faut bien dire que les médiocres et les cyniques sont plus réussis que les trois héros plébéiens positifs, le frère de Jean-Baptiste, sa compagne et leur fils Jean, qui tous meurent bravement sur la barricade. Encore que Jean, recueilli par son oncle, puisse prendre la mesure et des préjugés bourgeois, et des haines des rebelles; aussi compte-t-il avant tout sur l’éducation pour l’émancipation des prolétaires. 

L’analyse politique est sans doute plus neuve que la critique féministe. Démocrate radicale à tendance anarchisante, Léo démonte les faiblesses du libéralisme, le détournement du saint-simonisme, la confiscation des journées de 1830, la fausse unanimité de février 1848, la farce du suffrage universel (masculin) quand il ne se double pas des lumières suffisantes… Le spectre du fratricide (Braford armé contre son frère, puis son neveu) est l’écho des guerres sociales intestines. Le roman s’achève en demi-teinte, sans exclure l’espoir. 

Léo fait raconter l’histoire de Brafort, rétrospectivement, par un de ses familiers, voix conformiste de la doxa (“Il a été mal compris et calomnié,” 18). Mais la perspective omnisciente d’une part, l’abondance du style indirect libre, populaire et véhément, de l’autre entravent toute vision unilatérale du protagoniste. L’auteure glisse çà et là sa profession de foi socialiste (“changer de fond en comble l’assiette de l’impôt,” “licencier l’armée,” “décréter l’instruction gratuite, laïque et obligatoire,” “racheter les chemins de fer…”), et nous fait un clin d’œil à la faveur de l’italique (honneur, faiblesse, ange, ordre, union…).

Le Père Brafort, tel que nous le livrent Alice Primi et Jean-Paul Bonnet, mérite donc de figurer en bonne place dans nos bibliothèques de dix-neuviémistes. 

Claudie Bernard
New York University
49.1-2