Saint-Amand on Leconte de Lisle, ed. Desprats (2004)

Charles-Marie Leconte de Lisle. Lettres à José-Maria de Heredia. Édition Charles Desprats. Paris: Honoré Champion, 2004. Pp. 180. EAN 9782745311016

Si elle est encore évoquée dans toute anthologie ou histoire littéraire qui se respecte, la poésie parnassienne souffre aujourd’hui d’une réception inversement proportionnelle au succès qu’elle connut de son vivant. C’est que ses fossoyeurs – aussi symboliques que symbolistes – sont parvenus, par toute une série de licences poétiques et un jeu postural propre à marquer les consciences, à éclipser du regard rétrospectif commun la mainmise des autoproclamés voisins des Muses sur le champ littéraire fin-de-siècle: rares en effet sont ceux qui, de nos jours, avoueraient préférer aux éclatantes Illuminations rimbaldiennes les polis et repolis alexandrins d’un Catulle Mendès. Cette inversion des valeurs est évidemment étroitement liée aux préférences d’une critique qui s’est plus volontiers consacrée à l’exégèse des dominés de l’époque qu’à celle des dominants, allant souvent jusqu’à négliger ces derniers. Dès lors, il faut saluer le travail de Charles Desprats, qui, en éditant ces soixante-neuf lettres du chef de file parnassien à l’un de ses disciples les plus fidèles, livre un ouvrage essentiel et remarquablement documenté.

Ce recueil permet non seulement d’appréhender le regard de Leconte de Lisle sur “son” mouvement – partant d’améliorer la connaissance de ce dernier – mais aussi de disposer de précieuses indications sur certaines relations effectives qu’entretenait le leader des “impassibles” avec d’autres agents. Cette impassibilité, véritable maître-mot de la poésie parnassienne, Leconte s’en départit totalement lorsqu’il s’agit d’évoquer certains sujets. Ainsi de la Commune, qui fut l’occasion pour certains élèves (qu’on songe à Verlaine) de rompre avec leur maître, lequel condamnait virulemment une insurrection emmenées par des “singes d’Érostrate” (lettre xxi 65) – parmi lesquels le peintre Courbet, qui “mériterait non seulement d’être fusillé, si ce n’est déjà fait, mais qu’on détruisît les sales peintures qu’il a vendues dans le temps à l’État” (Ibid.) – et n’hésitait pas à confier à son correspondant un attrait certain pour les mesures draconiennes: “Il faudrait déporter toute la canaille parisienne, mâles, femelles et petits, pour en finir avec les vengeances certaines qui n’attendent que leur heure; mais il y a des mesures impossibles, et ce sont malheureusement les moins inexorables” (Lettre xxii 66).

On s’en voudrait toutefois de réduire ces trente années de correspondance à ces violentes prises de position: le portrait qui se dégage de ces missives est certes celui d’un personnage s’apparentant, pour reprendre le mot de Catulle Mendès (cité en préface par Jean-Marc Hovasse), à “un volcan couvert de glace, qui se plaît aux éruptions incendiaires,” mais c’est aussi celui d’un meneur paternaliste, prodiguant volontiers ses conseils éclairés à ce “cher ami” (incipit de la quasi-totalité des lettres qui composent le corpus) qui est aussi l’un de ses favoris. La vingt-neuvième lettre, datée du 23 septembre 1871 (79–81), illustre à merveille ce rôle de superviseur et l’on y découvre un Leconte reprenant, vers par vers, “Le Serrement de mains” que lui a envoyé Heredia, pour y suggérer quelques modifications avec un tact diamétralement opposé à l’emportement de ses lettres politiques des mois précédents. Cette relation privilégiée avec son disciple invite par ailleurs l’auteur des Poèmes Barbares à se permettre quelques incartades en prenant pour cible certains de ses épigones ; à l’image de cette parodie de François Coppée d’autant plus savoureuse que, au même moment plus ou moins (la lettre est datée du 4 septembre 1871), le poète des Humbles servait également de bouc émissaire aux membres du Cercle Zutique: “C’était un tout petit épicier de Montrouge qui n’avait pas d’enfants, chose triste. Il cassait son sucre tout seul, sa femme ne voulant pas descendre au comptoir. Quand un gamin lui achetait un sucre d’orge d’un sou, il lui rendait le sou. Bref, cet épicier n’était pas heureux. Voilà. Le même Coppée aura une pièce en deux actes et en vers au Gymnase cet hiver” (Lettre xxvii 75).

Les dernières lettres, plus courtes, sont souvent marquées du sceau de l’académisme au sens institutionnel du terme, et ce n’est probablement pas un hasard si le dernier pli (daté du 22 février 1894) consiste en l’annonce, en trois lignes, de l’accession d’Heredia – préféré à Zola et Verlaine – au rang d’Immortel. On signalera encore l’intéressante annexe, qui présente certains propos d’un des “nourrissons de Leconte de Lisle” (réponse d’Heredia à l’enquête de Jules Huret, citée 171), sans toutefois parvenir à pallier le goût de trop peu dû à l’impossibilité actuelle – eu égard de l’indisponibilité de certaines lettres de l’auteur des Trophées – de publier une correspondance croisée des deux parnassiens. Cet empêchement matériel, du reste, ne doit en rien atténuer l’admirable travail de Desprats, dont les annotations aussi concises que précises réinscrivent idéalement ces lettres dans leur contexte rédactionnel.

Denis Saint-Amand
Université de Liège
Volume 38