Ehrhart on Geiger (2013)

Geiger, Marion. Poétiques de la maladie: d’Honoré de Balzac à Thomas Mann. Louvain: Peeters, La République des Lettres, 2013. Pp. 288. ISBN: 978-90-429-2609-7

Geiger, Marion. Poétiques de la maladie: d’Honoré de Balzac à Thomas Mann. Louvain: Peeters, La République des Lettres, 2013. Pp. 288. ISBN: 978-90-429-2609-7

Liliane Ehrhart, Princeton University

Apprendre à lire les stratégies narratives déployées pour parler de la maladie permet de saisir les positions discursives d’une époque et d’un auteur, ainsi que les rapports complexes qu’ont de tout temps entretenu littérature, pathologie et thérapie. Dans Poétiques de la maladie, Marion Geiger propose une manière de lire et faire parler des textes qui s’avèrent pertinents pour qui cherche à comprendre comment maladie et littérature ont la capacité de s’influencer et de se définir réciproquement. Cette publication se concentre sur des romans et nouvelles français et allemands du début du XIXe à la première moitié du XXe siècle importants quant à la représentation de la figure de la maladie. Mais elle offre également un récapitulatif des débats antique et contemporain, depuis le Gorgias de Platon à La Maladie comme métaphore (1977) de Susan Sontag, pour bien poser l’origine et l’actualité des questions abordées. Les pouvoirs et les limites de l’écriture sur la maladie sont interrogés: la fiction crée-t-elle d’irrémédiables dommages pour les malades et leur image? Quels sont les enjeux et figures dans ces textes?

La période étudiée, de 1819 à 1954, rend compte d’une hétérogénéité des discours médicaux et apparaît donc privilégiée pour identifier les appropriations inédites et engagées des auteurs discutés. Le premier chapitre se concentre sur la manière dont Ledwina (1819), texte de jeunesse inédit et inachevé d’Annette von Droste-Hülshoff, La Dame aux Camélias (1848) d’Alexandre Dumas fils et Raphaël (1847) d’Alphonse de Lamartine singularisent les malades en inscrivant la figure de la femme atteinte de la tuberculose dans les domaines du sacré et de l’esthétique sainte, hors de la sphère sociale. Le deuxième chapitre analyse ensuite la structure métaphorique de L’Envers de l’histoire contemporaine (1848) de Balzac qui inscrit au contraire la figure de la malade dans un réseau social au sein duquel la mémoire et la responsabilité familiale jouent un rôle indissociable de la condition dont souffre une jeune malade. Le cas somatique étrange et répulsif de la plique polonaise n’a plus rien à voir avec le traitement romantique de la consomption étudié précédemment. Balzac, très au fait des idées vitalistes, des traitements allopathiques et alternatifs, critique dans ce roman différentes discursivités médicales en contradiction et ouvre un débat sur la charité et la philanthropie. Geiger montre bien dans ces deux chapitres de quelles manières les auteurs manœuvrent en fait la voix de leurs personnages et la progression de la maladie pour mieux appuyer les valeurs politiques et morales auxquelles ils adhèrent et inscrire leur malade dans une critique sociale bourgeoise.

Dans le troisième chapitre, l’auteure s’intéresse à Une Page d’amour (1878) d’Émile Zola, La Fin de Lucie Pellegrin (1880) de Paul Alexis et revient à l’hagiographie en discutant Sainte Lydwine de Schiedam (1901) de J.-K. Huysmans. Une judicieuse comparaison entre le roman de Balzac et celui de Zola met en lumière les différents positionnements qui leur permettent de déconstruire le cliché social associé au malade—le premier dissimulant sa stratégie discursive dans la structure et la poétique du style tandis que le second la construit dans l’argumentation même. Elle dévoile surtout combien Zola, en affranchissant la maladie de certains de ses codes figés, la traite en précurseur et offre une vision plus complexe et paradoxale que les auteurs précédemment étudiés. Dans le dernier chapitre, l’auteure s’intéresse exclusivement à Thomas Mann. Elle explore la manière dont il vit une crise discursive et avance à tâtons face au discours sur la maladie dans Le Mirage (1953), La Mort à Venise (1912) et La Montagne magique (1924). C’est finalement cette réflexivité qui devient l’enjeu majeur pour parler de ce sujet et qui a pu libérer les mots de certains truismes. Geiger démontre qu’en mettant en place une parole ambigüe, moins catégorique, l’auteur ouvre la voie à une lecture plus subjective du texte et à des voix singulières d’écrivains comme Fritz Zorn ou Hervé Guibert.

Les analyses originales de cette étude pointent autant les lieux communs et idéologies de l’époque que les partis pris politiques et esthétiques de chaque auteur tout en les confrontant plus globalement à des questionnements éthiques. Même si le découpage thématique occulte parfois le problème du genre littéraire, utile dans la lecture des textes, et les questions de genre où l’auteure ne souhaite volontairement pas s’aventurer malgré la récurrence d’auteurs masculins traitant de malades féminines, le choix d’une présentation chronologique dessine avec finesse une mutation vers une rhétorique de plus en plus complexe, qui montre comment la littérature peut aujourd’hui aussi bien créer que se départir de types. 

Volume 43.3-4