Lemoine on Mozet (2017)

Mozet, Nicole. Honoré de Balzac, L’Hommoeuvre. Groupe International de Recherches Balzaciennes (GIRB), Collection Balzac, Éditions La Simarre, 2017, pp. 254, ISBN 978-2-36536-068-5

Mozet, Nicole. Honoré de Balzac, L’Hommoeuvre. Groupe International de Recherches Balzaciennes (GIRB), Collection Balzac, Éditions La Simarre, 2017, pp. 254, ISBN 978-2-36536-068-5

France Lemoine, Scripps College

Ce livre propose une lecture des œuvres de Balzac produites durant les toutes dernières années de sa vie soit 1847–50,  au regard de l’ensemble de sa production littéraire, ses manuscrits, sa correspondance et celle de ses proches. L’intérêt et la fraîcheur de cet ouvrage résident en ce qu’il refuse non seulement la vision d’une rupture entre le Balzac d’avant et après Les Chouans mais aussi d’un Balzac intellectuellement stérile et moribond après 1847. Remplaçant un binarisme réducteur par une approche polysémique, l’auteur fait un retour sur des poncifs longtemps restés incontestés.

Reliant Balzac et Sand au travers l’étude de leurs manuscrits, Mozet indique que la critique actuelle est en train de rendre les romans de cette dernière lisibles grâce à l’établissement du métalangage qui a manqué jusqu’ici pour faciliter la tâche au lecteur. Dans un élan parallèle, l’analyse de Mozet propose des pistes pour aborder les écrits de Balzac les plus délaissés et inappréciés par la critique, tels les Contes drolatiques, Mercadet ou le faiseur et L’Envers de l’histoire contemporaine. Le chapitre initial qui fait le point sur l’approche marxiste du critique Barbéris et répond à la question de l’absence d’ouvriers dans la Comédie humaine se termine en proposant la génétique littéraire comme nouvelle avenue d’analyse. Une comparaison des différentes versions de la Comédie humaine à différents moments réformerait l’occultation historique opérée par la version finale de la Comédie humaine.

Cette entrée en analyse est suivie d’une cascade de petits chapitres qui s’offrent au lecteur comme autant de mini enquêtes balzaciennes allant du prosaïque au piquant et s’agglomérant autour de la notion d’une déchirure. Car la vraie rupture balzacienne pour Mozet ne se situe pas dans une distinction entre les textes de jeunesse et de maturité, de l’aube et du crépuscule, mais dans le fait que la Comédie humaine est construite autour de l’éclatement de l’Ancien Régime, cassure qui ne prend vraiment sa dimension romanesque qu’à partir de 1830. Selon Mozet, cette date est essentielle car Balzac, écrivain de la nostalgie et du manque, construit un énorme édifice fictionnel qui ne peut exister que parce que la ligne de démarcation entre le passé et le présent a été incontestablement établie. 

C’est sous l’égide de la dislocation opérée par les “Trois Glorieuses” que les multiples voies de réflexions proposées dans Honoré de Balzac, l’Hommoeuvre se rassemblent puisque toutes préoccupées par les retombées de la Monarchie de Juillet, à savoir: les batailles de distinction entre la province et la capitale; les attaques de la bande noire (i.e. les capitalistes qui achètent et rasent les biens nationaux pour en vendre les matériaux); les querelles d’esthétisme (i.e. les canons de la beauté antique aux prises avec la laideur moderne); les faillites et l’apparition du jardin comme espace “hétéropique”; sans oublier les croisades des chevaliers-collectionneurs cherchant à sauver les objets d’autrefois.

Par ailleurs, le biographique est mis à contribution pour illustrer la “jubilation onomastique” d’un romancier qui a nommé plus de quatre mille personnages. Par le biais des liens intimes et particuliers de Balzac avec l’Ukraine et la Pologne, l’analyse démontre l’influence du réel sur le fictionnel en révélant soit le plaisir qu’il ressentait à insérer des patronymes connus ou aimés dans la trame d’un récit soit son désir de gommer les être réels. La transformation consciente du nom de l’amant de sa mère, Hérédia, en Férédia (acte attesté par une rature de la lettre majuscule sur le manuscrit original) est un exemple de camouflage qui révèle les façons de travailler du romancier tout en n’offrant que peu ou prou sur ses façons de penser. Mozet elle-même révèle qu’après avoir longtemps considéré que Balzac s’était vengé de l’amant de sa mère en emmurant vivant son homonyme fictionnel H/Férédia au sein de La Grande Bretèche, elle avait éventuellement révisé son opinion vu le manque de preuves tangibles et les possibilités toutes également valables d’interprétations contraires. Ces réflexions, d’une scrupuleuse probité, soulignent les défis inhérents à la formulation critique dans la sphère du psychanalytique à deux cents ans d’écart.

Le fil d’Ariane de cette collection d’essais étant la notion de césure, il n’est pas étonnant qu’on y trouve encore un autre clivage soit celui de la Loire. Faisant ressortir combien le franchissement de la célèbre rivière pour Balzac comme pour les personnages issus de sa Touraine natale est un acte fondateur d’émancipation, l’analyse fait saillir la primordialité du mouvement à la fois dans sa vie et ses récits. Tours, bassin du passé et tremplin de l’avenir, est dépositaire de moments, lieux et édifices qui peuplent l’imaginaire romanesque de la Comédie. À la lumière de l’idée que Balzac est un éternel recommenceur, Mozet suggère que la bifurcation tardive de Balzac vers le théâtre et le roman “édifiant” n’est point le signe d’une désintégration mais d’un renouveau. Elle soutient que ses pièces doivent être considérées comme faisant partie d’une “série inachevée sans avoir atteint sa plénitude” et relues à la lumière d’un registre comique au lieu de tragique.

Minutieusement documenté et recelant d’éléments instructifs et captivants, Honoré de Balzac, L’Hommoeuvre propose au lecteur une mosaïque d’idées au croisement de l’historique, du biographique, du philologique et du littéraire. Si la variété des topoï d’un chapitre à l’autre est assez disjonctive, la complémentarité et l’intérêt de la collection compensent largement la diversité hétéroclite de l’assemblage. Par sa connaissance approfondie de la nébuleuse balzacienne, Mozet plaide éloquemment pour que le cheminement créatif de l’écrivain de Tours soit réinscrit dans un parcours qui ne périclite point. Grâce à un faisceau de sondes qui scrute autant l’homme que l’œuvre, cet ouvrage réduit l’aliénation engendrée par la double problématique de la distanciation du temps et l’ampleur du corpus critique. Il nous met en dialogue avec un Balzac de chair et de lettres, esquissant un portrait qui nous le dessine fragile mais regaillardi.

Volume 47.1–2