Martin on Schreier (2017)

Schreier, Lise. Gens de couleur dans trois vaudevilles du XIXe siècle, Joseph Aude et J. H. d’Egville, Les Deux Colons, Clairville et Paul Siraudin, Malheureux comme un nègre, Duvert et Lauzanne, La Fin d’une république, ou Haïti en 1849. L’Harmattan, 2017, pp. 236, ISBN 978-2-343-11238-1

Schreier, Lise. Gens de couleur dans trois vaudevilles du XIXe siècle, Joseph Aude et J. H. d’Egville, Les Deux Colons, Clairville et Paul Siraudin, Malheureux comme un nègre, Duvert et Lauzanne, La Fin d’une république, ou Haïti en 1849. L’Harmattan, 2017, pp. 236, ISBN 978-2-343-11238-1

Roxane Martin, Université de Lorraine

En proposant une édition critique de trois vaudevilles mettant en scène des “gens de couleur,” Lise Schreier vient enrichir le catalogue de la collection “Autrement mêmes,” dirigée par Roger Little. Choisies pour la variété des points de vue qu’elles offrent sur le traitement et la réception du Noir en scène, ces pièces méritent d’autant plus l’attention qu’elles sont jouées à un moment où se cristallisent les débats sur l’abolition de l’esclavage dans son rapport avec les droits humains. Accompagnées d’un riche appareil critique (variantes établies à partir des manuscrits de la censure, référenciation des airs chantés, dossier de presse), elles constituent, selon l’auteure, un échantillon idoine pour rendre compte des modes de représentation raciale dans le vaudeville du premier XIXe siècle.

La première pièce, Les Deux Colons, est “un trait anecdotique, en un acte, mêlé de couplets” (3) créé sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin le 21 novembre 1818. Le nom des auteurs ne figure pas sur la brochure imprimée, mais la préface dévoile la paternité de Joseph Aude, vaudevilliste rendu célèbre par ses séries de Cadet-Roussel et de Madame Angot, et souligne la contribution du chorégraphe James Harvey d’Egville, appuyant en cela la singularité esthétique du théâtre de la Porte-Saint-Martin qui, à cette époque, avait placé la création chorégraphique au cœur de ses productions (vaudevillesques comme mélodramatiques). Exploitant un motif usuel dans le vaudeville (la vengeance de la femme trompée à l’égard du mari infidèle), la pièce met en scène la permutation de deux nourrissons (l’un à la peau claire, l’autre à la peau sombre) par des mères qui entendent ainsi éveiller la jalousie de leur époux et les inciter à révéler leur propre infidélité. La réaction des deux pères (un colon et un mulâtre) témoigne, selon Schreier, de la façon “dont sont perçues les relations interraciales” dans les premières années de la Restauration (x-xi).

Les deux autres pièces sont contemporaines de l’abolition de l’esclavage, décrétée le 27 avril 1848 à l’Assemblée. Malheureux comme un nègre, vaudeville en deux actes de Clairville et Siraudin, est créé sur le théâtre des Variétés le 1er juillet 1847. La pièce exploite le traditionnel ressort du renversement des rôles tout en se réappropriant la figure d’Atar-Gull, esclave vengeur popularisé par Eugène Sue et adapté avec succès en mélodrame en 1832. Le dossier de presse, que Schreier a minutieusement élaboré, montre que le renversement maître/esclave est bien plus difficile à admettre, pour les spectateurs de 1847, comme support du comique lorsqu’il s’applique entre Noirs et Blancs. “Représenter les nègres comme des gens plus heureux que leurs maîtres n’est guère tolérable” (214), lit-on, par exemple, dans un article du journal Le Siècle. C’est là toute la richesse de l’édition de Schreier, qui parvient à rendre compte de la réception d’une pièce d’autant plus précieuse pour l’histoire du théâtre et du colonialisme qu’elle fut la première à mettre en scène des acteurs noirs. Saïd Abdallah, dans le rôle d’Atar-Gull, devient ainsi le véhicule d’un comique hautement subversif puisque le dénouement repose sur une audacieuse inversion des pratiques scéniques: le personnage noir, interprété par un acteur noir, feint de s’être grimé en blanc pour dénoncer le crime de son maître blanc, et recouvrer sa liberté.

La Fin d’une république, ou Haïti en 1849 est une pièce dont la portée subversive est à lire sur le plan politique. Créé sur le théâtre du Vaudeville le 18 décembre 1849, cet “à-propos-vaudeville en un acte” (121) de Duvert et Lausanne évoque Louis-Napoléon Bonaparte (notons que la pièce est jouée avant le coup d’État et l’établissement du second Empire) à travers l’accession au pouvoir de Faustin Soulouque, élu président de la République haïtienne en 1847 et proclamé empereur en 1849. C’est pourquoi, précise Schreier, l’erreur serait de ne voir dans les personnages de ce vaudeville “que l’expression d’une violente antipathie pour les gens de couleur. […] la pièce est à l’époque plus comprise comme un commentaire de la situation politique française que comme une farce que l’on qualifierait aujourd’hui de raciste” (xxxi).

Par ces trois pièces, Schreier entend donc donner à voir la diversité des modes de représentation des “gens de couleur” sur la scène vaudevillesque. Son édition est complétée par des annexes fournies, dans lesquelles le lecteur pourra consulter les rapports de censure produits sur Malheureux comme un nègre, ainsi qu’une analyse très fine des airs utilisés dans Les Deux Colons. Le spécialiste du vaudeville pourra certes souligner quelques manques et imprécisions. Il aurait sans doute été intéressant de compléter l’analyse des pièces par une étude plus dense du langage. Malheureux comme un nègre, notamment, regorge de jeux de mots qui puisent pour beaucoup dans la langue verte, grande spécialité de Clairville. Certains calembours, indécelables pour le lecteur d’aujourd’hui, auraient mérité d’être expliqués en note, dans la mesure où ils participent du comique d’une pièce qui se joue du renversement des codes du langage et fait dire à l’un de ses personnages: “Comment! un nègre qui parle blanc” (71). Une recherche plus poussée sur les différents acteurs de ces vaudevilles aurait aussi permis de mettre au jour leur emploi, critère essentiel de la production (et souvent objet de détournement parodique de la part des vaudevillistes) et de la réception des pièces au XIXe siècle. Distribuer l’acteur Simon-Pierre Moëssard, par exemple, qui tenait l’emploi des financiers, dans le rôle du colon mulâtre des Deux Colons est sans doute un élément déterminant pour l’analyse de la pièce et de ses modes de représentation. L’emploi, comme critère d’appréciation du jeu de l’acteur, détermine d’ailleurs les différentes critiques formulées à l’égard de Saïd Abdallah, publiées en annexe. Ces quelques remarques n’excluent en rien l’intérêt que l’on doit porter à cet ouvrage, qui contribue à enrichir les études dix-neuvièmistes.

Volume 46.3-4