Weber on Ettlin (2017)

Ettlin, Annick. Le Double Discours de Mallarmé: une initiation à la fiction. Terra Incognita, Éditions Ithaque, 2017, pp. 352, ISBN 978-2916120898

Ettlin, Annick. Le Double Discours de Mallarmé: une initiation à la fiction. Terra Incognita, Éditions Ithaque, 2017, pp. 352, ISBN 978-2916120898

Julien Weber, Middlebury College

Cet ouvrage propose une réflexion sur les notions d’œuvre et d’auteur chez Stéphane Mallarmé. Soucieuse de se démarquer de toute approche essentialiste de la littérature, Annick Ettlin fait valoir comment Mallarmé s’est attaché à renégocier les rapports entre art et vie plutôt qu’à séparer l’un de l’autre. Elle démontre que, chez Mallarmé, la sauvegarde de la littérature va toujours de pair avec la démystification de la croyance en un Absolu littéraire. Tout le mérite de son ouvrage consiste à exposer avec clarté, rigueur et brio les subtilités de ce “double discours.”

Dans la première partie du livre dédiée à une lecture de “Crise de Vers” et d’autres essais de Divagations, Ettlin entreprend de contester deux mythes persistants et complémentaires sur Mallarmé: celui d’un poète élitiste qui fonde sa poétique sur le constat d’un “double état” de la parole, “brut ou immédiat ici, là essentiel,” et celui d’un auteur qui sacrifie l’expression de sa subjectivité en vue d’une œuvre impersonnelle et autonome, démarche décrite comme “disparition élocutoire du poète” dans “Crise de Vers.” Selon Ettlin, la critique s’est habituée—à tort—à penser la poétique de Mallarmé à partir de telles formules sans interroger leur caractère citationnel: Mallarmé y exposerait davantage les idées de son temps que ses propres convictions. Il ne souscrit ni à l’idéal d’une poésie séparée du langage ordinaire revendiqué par d’autres symbolistes comme René Ghil, ni au mépris artistocratique du poète à l’égard des foules que sous-tend l’idéologie du “double état.” Quant à la “disparition élocutoire du poète,” loin d’annoncer la liquidation pure et simple de l’auteur, Mallarmé l’aurait avant tout invoquée pour façonner un nouvel ethos impersonnel du poète, une sorte d’alternative au stéréotype romantique du poète maudit. Le propos d’Ettlin, dans cette première partie, est clair et rigoureusement argumenté. On pourrait toutefois lui reprocher de présenter comme des idées nouvelles ce qu’une grande partie de la critique mallarméenne ne cesse de souligner sur tous les tons depuis près de trente ans, à savoir que le retrait du poète hors de la cité chez Mallarmé relève d’une stratégie de reconfiguration du rapport entre poésie et société et non d’une simple fuite hors des aléas du langage ordinaire. Il faut ainsi remonter loin (Jean-Pierre Richard? Georges Poulet? Paul Valéry?) pour retrouver trace de la critique essentialiste ou moderniste de Mallarmé dont Ettlin conteste les présuppositions.

C’est sans aucun doute dans la deuxième partie de l’ouvrage, “Les prestiges du poème,” que l’originalité de l’approche d’Ettlin apparaît le plus distinctement. Dans cette partie, elle cherche à dégager des écrits théoriques et poétiques de Mallarmé la notion d’une œuvre qui complique le paradigme moderniste et essentialiste selon lequel la poésie donne accès à une vérité supérieure. À ce paradigme, Ettlin oppose une vision pragmatique de la littérature, où l’œuvre se présente avant tout comme l’espace d’un jeu qui invite le lecteur à saisir de nouveaux rapports entre les choses. L’action littéraire, chez Mallarmé, ne consiste pas à produire un objet, mais à “susciter des idées permettant de relier les objets entre eux” (150). Le rôle accordé au lecteur dans l’actualisation de l’œuvre devient ainsi décisif. Ettlin démontre bien, dans les pages qu’elle consacre aux écrits théoriques de Mallarmé, que le langage idéaliste ou mystique qu’il utilise pour qualifier l’expérience de la lecture comme une expérience du “mystère” dissimule en fait un propos bien plus pragmatique: le mystère est en effet une production fictive et c’est “l’activité intelligente des lecteurs qui [le] produit” (154). 

C’est aussi dans cette partie consacrée à l’œuvre poétique de Mallarmé qu’Ettlin présente de la manière la plus convaincante le “double discours” mallarméen comme une double initiation du lecteur à l’art de la fiction et à celui de la démystification. Faire voir le caractère fictif du mystère revient en effet, chez Mallarmé, à suggérer que tout jeu de correspondances entre les choses est à inventer. Il s’agit pour tout lecteur de développer une double compétence, “celle du faire comme si et celle du voir que ça n’est pas” (164). 

La dernière partie de l’ouvrage, “La poésie, entre le mythe et la fiction,” traite de la manière dont Mallarmé recourt au mythe de l’auteur dans ses “Tombeaux” et “Portraits,” ainsi qu’à une fiction d’auteur impersonnel dans les Divagations, en vue de contribuer à la sauvegarde de la littérature. Ettlin reproche, tout d’abord, à la critique d’avoir longtemps lu les poèmes funèbres de Mallarmé comme illustrations d’un poncif: celui de la gloire posthume de l’œuvre selon lequel la mort de l’auteur est naturellement suivie par la gloire de l’œuvre poétique. Dans ses lectures des “Tombeaux,” Ettlin complique ce stéréotype en montrant que Mallarmé n’hésite pas à passer par des chemins moins glorieux que l’œuvre elle-même pour assurer la sauvegarde de la littérature: en réponse à la réputation blasphématoire d’Edgar Allan Poe, il diffuse une image largement mythisée de l’auteur, seule susceptible de contrecarrer la pérennité du blasphème. Dans les poèmes dédiés à Théophile Gautier ou Paul Verlaine, il suggère que l’immortalité de tels poètes se trouve, plutôt que dans leurs œuvres, dans les mots de leurs continuateurs qui leur assurent une survie en écrivant sur eux. Mallarmé ne s’applique toutefois pas les règles de médiatisation qu’il applique à ses contemporains. Le dernier volet de l’ouvrage est ainsi consacré à la fiction de l’auteur impersonnel qui traverse les textes de Divagations et les “Notes en vue du Livre.” Ettlin soutient que l’idée d’impersonnalité a été pensée par Mallarmé comme condition de l’universalité de son œuvre. On peut regretter toutefois qu’elle ne développe pas suffisamment ce dernier point. Alors que l’activité mythisante de Mallarmé dans les “Tombeaux” et “Portraits” est commentée dans son moindre détail, la fiction d’impersonnalité et son rapport—pourtant crucial—à la sauvegarde de l’œuvre demeure un peu à l’état d’ébauche. Si l’articulation entre impersonnalité et universalité mérite, pour Ettlin, de remplacer le mythe de la “disparition élocutoire,” alors pourquoi en limiter l’analyse à un examen plutôt expéditif de l’autoportrait de l’auteur? 

Même si certaines de ses études s’arrêtent un peu prématurément en chemin, Le Double Discours de Mallarmé s’impose comme une réflexion stimulante sur les notions d’œuvre et d’auteur chez Mallarmé. Ettlin concilie précision, clarté et subtilité dans l’analyse pour faire valoir le pragmatisme d’un poète qui a très souvent été associé à l’hermétisme et à l’autonomie formelle. 

Volume 48.1–2