Bernadet on Verlaine, ed. Murphy (2008)

Verlaine, Paul. Poëmes saturniens. Ed. Steve Murphy. Paris: Éditions Honoré Champion, 2008. Pp. 676. ISBN: 978-2-7453-1736-0

Il est peu d'éditions critiques comparables à celle qu'a proposée Steve Murphy des Poëmes saturniens de Verlaine, restituant pour l'occasion au titre du premier recueil de l'auteur son orthographe d'origine. Non seulement elle contraste quantitativement avec les possibilités matérielles des éditions "grand public," mais par son érudition et son cadre épistémologique (croisant les ressources de la sociocritique, de la recherche biographique et génétique, de l'histoire des formes et de la métrique) et surtout par la rigueur de ses hypothèses interprétatives, elle supplante largement les travaux déjà anciens de J.-H. Bornecque, J. Borel ou J. Robichez, sans évoquer certaines compilations récentes (A. Gefen, M. Bercot, M. Dansel).

Du reste, cette somme imposante prend place dans une recherche qui a commencé en 1993 avec la création et la direction de la Revue Verlaine et compte aujourd'hui en plus d'une monographie, Marges du premier Verlaine (2003), d'une édition de Romances sans paroles (2003) et de Hombres (2005), de nombreuses directions de volumes collectifs: Verlaine à la loupe (en collaboration avec Jean-Michel Gouvard, 2000), Verlaine (Europe, 936, 2007), Lectures de Verlaine (2007), Subtilités de Verlaine (Plaisance, 22-23, 2011) voire de manuels (en collaboration avec Georges Kliebenstein, Verlaine, 2007).

L'accent qui est ainsi porté sur la première manière du poète ne doit rien au hasard. D'un côté,  Murphy tente de défaire les préjugés qui ont longtemps tenu Poëmes saturniens en lisière de Fêtes galantes et Romances sans paroles, y voyant un essai avant tout empreint d'imitations romantico-parnassiennes, et soumis à la tutelle baudelairienne. De l'autre, il désamorce le mythe de l'origine dont Verlaine a lui-même entouré ses débuts comme artiste à l'époque de Confessions et, à sa suite, de nombreux biographes et critiques. La présente édition se compose donc d'une longue mise au point introductive sur la "préhistoire" (11) de Poëmes saturniens, la difficile datation des documents et le statut des prépublications; elle s'achève sur l'analyse des deux principaux dossiers de manuscrits, dits Blaizot et Bodmer. Il importe d'abord de souligner que la publication en 1866 de Poëmes saturniens a mis dans l'ombre deux projets concurrents et distincts, restés sans suite dans l'œuvre: Poëmes et sonnets et Les Danaïdes: Épigrammes (Études antiques). L'un illustre le goût parnassien de la forme, dont la section "Sonnets et autres vers" de Jadis et naguère, en 1884, représente un tardif rappel. L'autre indexe une double source: artistique sous l'appellation musicale et plastique d'"études," que validerait a posteriori le genre des "eaux-fortes," "caprices" et autres paysages; satirique grâce au terme "épigrammes," jetant ainsi le trouble sur l'expression même de la mélancolie chez Verlaine, qui se révèle souvent discordante, railleuse et badine, du moins polyphonique. Il est possible, comme le suggère Murphy, que "Vers dorés," disposé en tête des contributions de Verlaine parues dans la première anthologie, Le Parnasse contemporain, mais exclu ensuite du recueil saturnien, ait pu servir de "Frontispice" (selon un autre titre alors envisagé) à Poëmes et sonnets. Or "Vers dorés" marque une distance ironique à l'égard du principe d'impersonnalité, promu par Leconte de Lisle depuis 1852 dans sa préface aux Poëmes antiques. Il met en cause plus gravement la neutralité stoïque de l'écrivain, son refus d'intervenir dans la sphère publique, inacceptable aux yeux de l'écrivain républicain et même "démosoc" qu'est Verlaine à cette époque.

Cette préhistoire de l'œuvre sert une relecture systématique de l'œuvre qui se déploie en trois temps: l'édition proprement dite, agrémentée de fac-similés et centrée sur les faits de variance, entre les manuscrits, les préoriginales parues dans La Revue du XIXe siècle, La Revue du progrès, L'Art et Le Parnasse contemporain, ainsi que les corrections autographes introduites à l'occasion de la republication du recueil chez Vanier (1890, 1894) ou de certaines pièces dans le Choix de poésies (1891) de Charpentier; une longue postface qui s'attache à trois questions majeures: "Verlaine parnassien ?" (203), "Verlaine apolitique?" (257), "Verlaine "formiste" ?" (295). Cette mise en débat se conclut par une analyse de l'unité du recueil, souvent perçu comme un ensemble hétéroclite, aléatoire, voire inégal.

À l'édition correspond un appareil de notes abondant et précis, qui conjugue des commentaires d'ordre philologique et génétique relatifs aux versions du texte employées, un travail d'interprétation alliant compétences stylistiques et données sociales, idéologiques et historiques, une rubrique "intertextualité" et des analyses sur la "versification." Les notes sont suivies d'"appendices" où figurent les réactions critiques contemporaines, des Trente-sept médaillonnets de Barbey d'Aurevilly, qui s'en est pris avec férocité à la pléiade parnassienne, à des comptes rendus bien moins célèbres, comme ceux d'Émile Daclin ou d'Urbain Fagès, qui n'avaient pas été recueillis par Olivier Bivort dans Verlaine. Mémoire de la critique (1997).

À ce dossier critique s'ajoutent enfin trois articles essentiels de Verlaine: l'original de "Charles Baudelaire," publié dans L'Art en novembre et décembre 1865, jusque-là présenté avec une multitude de fautes et de coquilles par Jacques Borel dans les Œuvres en prose complètes de la Bibliothèque de la Pléiade; "Le Juge jugé," réponse polémique aux thèses de Barbey d'Aurevilly sur l'émotion et la passion en régime lyrique; enfin, différentes versions de la "Critique des Poèmes saturniens," sorte d'examen rétrospectif et autocritique en 1890, qui représente en même temps un condensé de la poétique de l'auteur. S'il n'est pas possible de détailler l'argumentaire de Murphy, le rôle des revues, des salons et des réseaux dans la genèse de l'œuvre, l'interprétation personnelle que Verlaine se fait d'un Parnasse qui n'est pas encore figé sous l'espèce d'une école comme il le sera en 1875, un discours littéraire résolument subversif au plan sexuel, moral et politique, il convient de souligner l'un des apports majeurs de cette édition: les deux ensembles manuscrits à la source du recueil, Blaizot et Bodmer (du nom de la fondation en Suisse, à Cologny) appartiennent au même ensemble documentaire, qui a été par la suite démembré, vraisemblablement par l'auteur lui-même. L'apport des matériaux Bodmer est considérable, tant du point de vue de la titrologie, de la ponctuation et de la typographie, que des thématiques du livre. Ces matériaux étendent par conséquent les possibilités de la lecture, et donnent finalement le meilleur témoignage d'un poète déjà en pleine possession de sa manière.