Laberge on Guégan (2021)

Guégan, Stéphane. Baudelaire: l'art contre l'ennui. Flammarion, 2021, p. 159, ISBN 978-2-08024-445-1

L’intérêt principal de ce beau livre de Stéphane Guégan est de se concentrer sur la prose baudelairienne, et particulièrement sur des articles couvrant les expositions, les “Salons” typiques du Paris du dix-neuvième siècle; ces écrits sur l’art constituaient à un moment donné le gagne-pain du futur auteur des Fleurs du Mal. Dans ses essais, articles et brochures couvrant les Salons de 1845 et les subséquents, Baudelaire y présentait sa conception nuancée du Beau, “fait d’un élément éternel, invariable” et s’enthousiasmait pour le Romantisme français et Eugène Delacroix (133). Il ne s’agit pas d’une anthologie de textes critiques, mais plutôt d’une étude historique, stylistique, esthétique et picturale de l’idéal baudelairien, si souvent évoqué par le poète.

Ce Baudelaire, l'art contre l'ennui se subdivise en cinq sections, en procédant chronologiquement. D’abord biographiques et contextuelles, les premières pages (“Mes yeux remplis d’images”) retracent les origines de l’intérêt de l’écolier pour les arts visuels, voulant très tôt “[g]lorifier le Culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion),” comme l'écrivait rétrospectivement Baudelaire dans une esquisse autobiographique, Mon cœur mis à nu. Le deuxième chapitre permet de visualiser plusieurs des toiles que Baudelaire commenta lors des salons de 1845, 1846 et 1851, en juxtaposant des reproductions judicieusement choisies et les analyses faites par le critique en herbe, déjà exalté et perspicace. Certaines toiles antérieures comme “La Mort de Marat” (1793), de Jacques-Louis David, sont également citées comme des exemples éloquents de la “modernité baudelairienne” (523). Guégan ne manque pas de souligner l’acuité du goût de Baudelaire qui contraste avec les condamnations faciles faites par la plupart des critiques du milieu du XIXe siècle. Mais l’analyse très fine proposée par Guégan pourrait être comprise comme un prolongement, voire même comme un parachèvement des études faites par Baudelaire, à près de deux siècles d’intervalle.

Privilégiant une approche interdisciplinaire, la partie centrale établit des relations, des correspondances entre les écrits sur l’art de Baudelaire et les œuvres étudiées par celui-ci, auxquelles feront directement écho plusieurs poèmes des Fleurs du Mal. Selon Guégan, “[s]i le musée imaginaire de Baudelaire a contaminé Les Fleurs du Mal, c’est bien que la réflexion sur la poésie est largement tributaire des textes consacrés à la peinture et, en tout premier lieu, à celle de Delacroix” (85). Tous ces éléments sont ici reliés, thématiquement et visuellement.

La quatrième partie étudie spécifiquement certains extraits des écrits critiques de Baudelaire sur la photographie, art naissant, et approfondit sa réflexion sur le réalisme et la modernité, à partir de 1859. La photographie bouleversait alors la réflexion esthétique sur la quête du réalisme. Ces pages foisonnent de citations, d’extraits de lettres adressées par Baudelaire au photographe Nadar, avec en prime quelques fac-similés de lettres manuscrites (104–5; 139).

Plus substantiel, le dernier chapitre du livre est entièrement consacré à Manet, qui peigna un portrait éblouissant de Jeanne Duval, cette “mulâtresse” qui partagea un temps la vie de Baudelaire (144). En fait, Manet incluait déjà dans ses peintures plusieurs thèmes chers à Baudelaire : le voyage, les curiosités, les portraits ou encore les “filles entretenues” que l’on peut voir dans le tableau “Olympia” (134–5). L’ouvrage n’a pas vraiment de conclusion ni de récapitulation, mais contient un index.

Cet éclairage comparatif et ces rapprochements n’ont jamais été réalisés auparavant et sembleront essentiels pour (ré)évaluer l’appréciation du critique face à la modernité de son époque, mais aussi pour bien mesurer la perspicacité de son jugement, souvent à contre-courant de la bienpensante société de la Troisième République. C’est la grande force du livre de Guégan. Alors que les Curiosités esthétiques de Baudelaire étaient généralement considérées comme des écrits circonstanciés, presque de second ordre, produits par un grand poète, ici l’auteur leur redonne, exemples à l’appui, toute leur signification, leur pertinence et une indispensable contextualisation.

L’autre intérêt de ce Baudelaire, l'art contre l'ennui est de pouvoir relier, pour une rare fois, les écrits baudelairiens aux œuvres commentées : celles de David, de Courbet et Manet, ce qui n’avait jamais été fait, pas même dans l’Album Baudelaire paru autrefois dans la collection “La Pléiade.” Un peu à la manière d’un catalogue d’exposition, on peut trouver un court extrait d’une critique de Baudelaire et une reproduction en couleurs, d’une pleine page, de l’œuvre commentée. Mais les correspondances ne sont pas systématiques et il ne s’agit évidemment pas d’une édition critique de tous les écrits de Baudelaire sur l’art. La plupart des œuvres commentées (et reproduites ici) proviennent du Musée d’Orsay, du Louvre et de la Bibliothèque Nationale de France.

En somme, Baudelaire, l'art contre l'ennui est assurément le plus beau livre consacré à l’écrivain-esthète, qui pourrait convenir autant aux experts en histoire et sociologie de l’art qu’à un lectorat non-initié. L’ouvrage conviendra autant aux bibliothèques publiques qu’aux universités. En outre, la belle écriture de Guégan est à la fois instructive, rigoureuse, approfondie et élégante : “La vulgate universitaire préférant valoriser l’influence de Diderot et de Stendhal, on a perdu de vue que le jeune Baudelaire, à la veille de son envol précoce, a proprement dévoré [Théophile] Gautier, et tout de lui, sa critique d’art, sa poésie et ses contes fantastiques marqués par l’ironie réaliste d’Hoffmann” (23). À souligner également, le travail éditorial très soigné des Éditions Flammarion pour cet ouvrage à couverture rigide (hardcover) mais sans jaquette, le choix pertinent et la richesse des illustrations (de grand format) et la qualité du papier; oui, tous ces détails matériels restent encore appréciables de nos jours et ne sont aucunement superflus. Un beau produit comme celui-ci prouve que le livre électronique ne surpassera jamais un ouvrage soigné imprimé sur du papier de qualité supérieure.